Le débat très intéressant sur le thème "l'utilité de l'inutile" a bénéficié de la parution entre temps d'un livre que deux participants à la réunion ont acquis et lu.
Voici, ci-dessous le résumé qu'en a fait Jean-Claude Viremouneix.
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L’utilité de l’inutile
« Et
c’est précisément le rôle de la philosophie de révéler aux hommes l’utilité de
l’inutile et, si l’on veut, de leur apprendre à distinguer entre deux sens du
mot utile. »
Pierre
Hadot (1922-2010) spécialiste de la philosophie antique et du néoplatonisme Exercices spirituels et philosophie antique.
Le
livre de Nuccio Ordine est un voyage dans l’univers de l’inutile au travers des
œuvres d’un certain nombre d’auteurs.
(L’utilité
de l’inutile, Nuccio Ordine, Editions des Belles Lettres)
Utile :
de Utilis : se servir de…
Inutile :
qui ne sert à rien.
3
volets :
-
L’utile inutilité de la littérature.
-
les conséquences désastreuses de la logique du profit dans l’enseignement, la
recherche et la culture.
-
exemples d’auteurs classiques qui ont montré au cours des siècles, la valeur
illusoire de la possession et de ses effets destructeurs sur la « dignitas
hominis » sur l’amour et la vérité.
Les
barbares s’emploient à détruire les œuvres d’art, les livres, les supports du
Beau et de la spiritualité. Nous en avons encore des exemples récents.
Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent ; ne
vous inquiétez donc pas…Et du vêtement pourquoi vous inquiéter. Regardez les
lys des champs, ils ne tissent pas, et ils sont bien mieux habillés que Salomon
lui-même dans toute sa splendeur ; ne vous inquiétez pas du lendemain. Demain
s'inquiétera de lui-même". (l’instant présent) Math 6,26-34 (Sur l’inquiétude
qui fait passer la matière avant l’esprit)
Même
pour Keynes l’essence de l’authentique de la vie réside dans le Bien (ce que
les démocraties marchandes considèrent comme inutile), et non pas dans l’utile.
Cependant
« une haute culture et une morale éclairée ne prémunissent en rien contre
la barbarie totalitaire » (les intellectuels.
La
seule chance d’atteindre et de protéger notre dignité humaine est la culture.
1) Dans la littérature :
Celui
qui n’a pas n’est pas.
Les
savoirs sans profits sont jugés inutiles ; c’est le règne de la quantité.
Le désintéressement et la gratuité sont jugés intempestifs et démodés.
Pour
Dante (1265-1321) et Pétrarque (1304-1374) la littérature ne doit pas
être soumise au principe de rentabilité.
Pour
Aristote (384-322 av JC) : la savoir n’a pas d’utilité pratique,
c’est l’étonnement et l’admiration qui conduisent les hommes à la philosophie
(amour de la Sagesse).
La liberté de la philosophie et le refus de l’esclavage de l’utile fonde la
« divinitas » des êtres humains.
Platon (428-348 av JC) distingue les hommes libres et
les esclaves : l’homme libre n’a pas de problème de temps, ni de compte à
rendre à personne ; les esclaves sont soumis à la clepsydre et à un patron
qui décide.
Pour
Ovide (-43, +18) (l’art d’aimer) rien n’est plus utile que les arts
inutiles.
Pour
Montaigne (1533-1592) « il n’y a rien d’inutile », « non pas
l’inutilité même », « J’étudie à cette heure pour m’ébattre, jamais
pour le quêt ».
Rousseau (1712-1778) écrivait que « les anciens
politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne
parlent que de commerce et d’argent ».
Par
contre « Tout ce qui n’est pas utile est dédaigné » observe Diderot,
« parce que l’emploi du temps est trop précieux pour le perdre à des
spéculations oisives ».
Pour
Tchouang Tseu (IVe av JC) l’inutilité est l’essence même de la vie.
Pour
Heidegger (1889-1976) il est difficile de comprendre l’inutile
Selon
Kant (1724-1804) : « le jugement esthétique est
désintéressé »
Leopardini (1798-1837) poète philosophe romantique italien, en
1830 prône le choix de l’inutile contre l’utilitarisme d’un siècle superbe et
sot.
La
folie de Don Quichotte (Cervantès 1547-1616) héros de l’inutilité et de la
gratuité.
Dans
son dictionnaire des idées reçues Flaubert présente la poésie
« comme tout à fait inutile », parce que « passée de mode »
et que le poète serait « synonyme noble de nigaud : rêveur »
Alors
que pour Hölderlin (1770-1843) : « Mais les poètes seuls
fondent ce qui demeure ».
Ionesco (1909-1994) a observé : l’utile est un poids
inutile « Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de
l’utile, on ne comprend pas l’art ». L’homme qui ne comprend pas l’inutile
peut devenir la proie des fanatismes. « S’il faut absolument que l’art
serve à quelque chose, je dirai qu’il devrait servir à rapprendre aux gens
qu’il y a des activités qui ne servent à rien et qu’il est indispensable qu’il
y en ait ».
Pour
Ionesco : « La poésie, le besoin d’imaginer, de créer, est aussi
fondamental que celui de respirer. Respirer, c’est vivre, et non pas s’évader
de la vie ».
Et
Okakura Kakusô (1862-1913) situe dans le geste d’un homme cueillant une
fleur pour sa compagne, le moment précis où l’être humain s’est élevé au-dessus
des animaux : « En percevant l’usage subtil de l’inutile, il est
entré dans le royaume de l’art ».
Selon
Rilke (1875-1926) : « être artiste veut dire ne pas calculer,
ne pas compter, mûrir tel un arbre qui ne presse pas sa sève, et qui, confiant,
se dresse dans les tempêtes printanières sans craindre que l’été puisse ne pas
venir ». La poésie ne se prête pas à une logique de la précipitation et de
l’utilité.
Et
pour Cyrano de Bergerac (Edmond Rostand 1878-1918) « …c’est bien
plus beau lorsque c’est inutile ».
Pour
Pierre Lecomte du Noüys (1883-1947), biophysicien et philosophe :
« dans l’échelle des êtres, seul l’homme accomplit des gestes
inutiles ».
Pour
Italo-Calvino (1923-1985) Philosophe et fabuliste italien ce qui est
gratuit se révèle essentiel. En effet ce qui peut paraître inutile peut se
révéler essentiel dans un domaine imprévu.
2) De l’inutile dans l’Université et la Science
Tendance
générale à l’utilitarisation croissante de l’école et des universités.
L’étudiant
client et le marché du travail. Tendance à réduire l’homme à sa profession et
aux exigences de l’économie. Tendance à la réduction de la culture générale.
Victor
Hugo (1802-1885) cite en exemple le
Collège de France (fondé par François 1er en 1530 sur la suggestion
de Guillaume Budé), l’école des Chartes et d’autres centres culturels
édifiants : « Quel est le grand péril de la situation actuelle ?
L’ignorance ; l’ignorance plus encore que la misère.
On
peut prendre exemple de l’Institut de Princeton (à l’initiative d’Abraham
Flexner) créé pour permettre une quête affranchie de toute obligation
utilitariste et mue par la seule curiosité de ses membres. La démarche
scientifique a beaucoup à nous apprendre sur l’utilité de l’inutile.
C’est
dans tous ces replis de l’inutile que nous pouvons puiser les ressources de
l’utopie d’un monde meilleur. Utopia un monde qui n’a pas de lieu.
Nous
nous trouvons confrontés au conflit entre l’utilitarisme pratique et la quête
désintéressée de la connaissance et de la conscience. Les philosophes, les
humanistes, les artistes, les poètes les scientifiques jouent un rôle essentiel
dans la bataille à mener contre la dictature du profit, pour défendre la
liberté et la gratuité de la connaissance et de la recherche.
La
confrontation entre le règne de la quantité et celui de la qualité !
Dans
sa course effrénée au profit, au pouvoir à la possession l’homme détruit son
milieu naturel d’où il est né.
On
assiste à la disparition programmée des classiques, alors que la découverte
d’un classique peut changer la vie. Les livres sont pleins des paroles des
sages, des exemples des anciens, des coutumes, des lois, de la religion qui
peuvent servir d’exemples pour la résolution de problèmes actuels.
L’utilité
inattendue des sciences « inutiles ». Quel avantage retire-t-on d’un
théorème d’Euclide ou d’Archimède ? La science antique était totalement
désintéressée.
Et
Poincaré (1860-1934) : « La science n’étudie pas la nature
pour rechercher l’utile ».
La
connaissance est une richesse que l’on peut donner sans s’appauvrir.
3) La Voix des classiques
L’enjeu
est celui de la « dignitas hominis » la dignité humaine.
Les
anciens auteurs classiques le soulignaient :
Hippocrate (460-370 av JC) qui veut exercer la médecine
sans se laisser influencer par l’argent : « Ceux qui travaillent pour de
l’argent asservissent les sciences à leurs intérêts, et en les privant de leur ancienne liberté d’expression, ils
les réduisent pour ainsi dire en esclavage […] Pitoyable vie humaine, en qui
sans cesse s’insinue l’intolérable cupidité, pareille à un vent d’hiver !
Et plût aux Dieux que les médecins unissent leurs forces pour soigner cette
maladie… »
Démocrite (460-370 av JC) qui dialogue avec Hippocrate :
« Je ris d’un unique objet, l’homme plein de déraison, vide d’œuvres
droites […] poussé par ses désirs immodérés à s’aventurer jusqu’aux limites de la Terre et dans ses immenses
cavités, fondant l’argent et l’or, ne cessant jamais d’en acquérir, se démenant
toujours pour en posséder davantage afin de ne pas déchoir. Et il n’éprouve
aucun remords à se déclarer heureux, lui qui fait creuser à pleines mains les
profondeurs de la terre par des captifs enchainés… »
Et
Sénèque le Jeune (-4, +65, marié à la fille d’un riche notable de la Gaulle Narbonnaise,
préfet de l’Annone), précepteur de Néron, dans ses Lettres à Lucilius : « De tous ces hommes que tu vois
habillés de pourpre, pas un n’est heureux. Tels ces princes de théâtre… ils se
pavanent devant le public, faisant la roue, dressés sur leurs cothurnes, puis,
à peine rentrés dans la coulisse, ils se déchaussent et reprennent leur taille
naturelle. De tous ces personnages que l’argent et les honneurs placent en un
faîte élevé, pas un n’est grand. »
« Le
souverain bien c'est une âme qui méprise les événements extérieurs et se
réjouit par la vertu. »
Plus
tard, Pic de la Mirandole
(1463-1494) Philosophe Théologien (Discours sur la Dignité de l’Homme) fait
découvrir que l’essence de la dignité de l’homme réside dans son libre arbitre.
A
la création, Dieu n’attribue à l’homme aucune caractéristique spécifique, car
toutes les déterminations ont déjà été attribuées aux autres êtres vivants.
L’homme est alors un être indéfini libre de choisir son propre destin : « Tu
pourras dégénérer en formes inférieures qui sont bestiales ; tu pourras,
par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont
divines. »
-
Dans la conclusion
on va vers l’observation de structures psychiques différentes, les unes
extraverties tournées vers le monde extérieur, les autres introverties tournées
vers l’univers intérieur.
-
L’univers
matériel tangible soumis à la décrépitude et l’univers spirituel de l’âme qui
est inaltérable.
-
entre le monde de
l’éphémère ce qui passe et l’Eternel, ce qui demeure. Le monde de la matière
périssable et le monde de l’esprit et de l’âme inaltérables et
incorruptibles !
-
La loi
d’équilibre de l’univers entre le visible et l’invisible, et les valeurs de
l’âme.
« La
gratuité ne vaut plus rien » Denis Guedj
Je
marchais benoîtement dans les rues de la ville quand mon regard fut happé par
ces mots hauts perchés: «Tout ce qui a un prix peut être vendu moins cher.» Je
restais coi, cloué sur le trottoir, bousculé par des passants insensibles à mon
émoi. Quel était le penseur qui avait inscrit ces mots sur les murs de notre
cité? La chaîne de magasins Leclerc! Qui avait lancé, c'était il y a quelque
temps, une campagne de publicité. Slogan ou théorème? Je me précipite dans l'un
des centres Leclerc pour vivre la publicité en direct. Une expérience extrême.
Et
voilà que, enrichi par les bonnes affaires que j'avais failli faire chez
Leclerc, je tombe, dans le métro, sur une phrase qui kidnappa mon regard: «Tout
ce qui n'a pas de prix est gratuit.» Publicité lumineuse du musée du Louvre.
Dessous, en médaillon: Vénus et les Grâces. Détail de Botticelli. Marchandises
terrestres, marchandises célestes! Voilà la marchandise piégée par la finitude.
Dans le monde qu'elle a contribué à clore et dont elle a éjecté l'infinitude,
la publicité l'affirme, les choses ne valent plus rien. La gratuité ne peut
être vendue!
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Les prochaines réunions porteront sur les thèmes suivants :
- "Les machines peuvent elles penser", précédé d'une conférence de Jean-Luc Soubie (4ème semaine d'octobre)
- "La transmission"